Ode aux marque-pages oubliés
Quand un livre a eu une vie avant moi et que je découvre une trace de son amant(e).
Il y a quelque chose de profondément émouvant dans un livre qui a déjà été lu. Pas simplement parce qu’il a traversé d’autres mains, qu’il a vécu d’autres vies avant de rejoindre la mienne, mais parce qu’il porte en lui des traces, des fragments d’un passé que je ne connaîtrai jamais totalement. J’aime cette magie littéraire. Petite je voulais faire égyptologue, j’ai l’impression de l’être un peu, à la recherche de marques, celle des pages.
Quand j’achète un livre d’occasion ou que je l’emprunte dans une boîte à livres, je ne me contente pas d’en découvrir les mots. Parfois, ce sont les annotations dans la marge, une page cornée à un endroit précis, ou encore l’odeur légèrement vieillie du papier qui me racontent une histoire en filigrane. Nous en parlerons un peu plus tard. Mais il y a un détail aussi qui me touche profondément : ces marque-pages oubliés, vestiges silencieux d’un autre lecteur.
Je ne parle pas forcément des marque-pages classiques, ceux qu’on achète en librairie, en carton glacé avec une citation inspirante ou une illustration élégante. Non, je parle de ces marque-pages improvisés, ces objets du quotidien que l’on glisse entre les pages sans forcément réfléchir. Un ticket de bus ou de caisse, un vieux billet de train, une carte postale, ou encore une liste de course. Des petits riens qui sont en réalité des fragments de vie. Ils sont les plus émouvants car plus qu’une trace d’un autre lecteur, cela est la preuve d’une autre vie dont je ne sais rien. Ce livre a eu une vie avant moi.
Si quelqu’un devait se pencher sur l’idée d’en faire un livre photo autour des marque-pages, il y aurait sûrement de quoi écrire un livre entier. Ces petits objets, ces morceaux de papier insignifiants pour certains, en disent long sur leurs anciens propriétaires. Il y a les marque-pages soigneusement choisis, souvent des souvenirs de voyage, achetés dans une boutique de musée ou dans une librairie indépendante au détour d’une promenade. Ceux-là racontent une attention particulière à l’objet-livre, une volonté de marquer une page avec quelque chose qui a du sens. Une jolie chose ajoutée à des mots.
Il m’est arrivé de trouver des choses encore plus insolites : un emballage de chocolat (une sucrerie grignotée pendant la lecture ?), un post-it une écriture indéchiffrable griffonnée dessus. Je me demande toujours : était-ce une promesse oubliée, un rendez-vous manqué ? Et puis il y a ces marque-pages qui semblent presque avoir été placés là volontairement, comme un message destiné au prochain lecteur. Un extrait de journal avec un article souligné, une carte postale aussi qui a pourtant un destinataire. Et dont les mots sont si universels que la question semble m’être posée.
Ce que j’aime dans ces marque-pages oubliés, c’est qu’ils témoignent d’un moment suspendu dans le temps. Le livre a été posé, peut-être fermé précipitamment. La lecture a été interrompue, volontairement ou non.
Parfois, je me demande : la personne avant moi l’a-t-elle terminé, ce roman ? L’a-t-elle abandonné à ce moment précis où la trace de son passage, sans jamais y revenir ? Il y a aussi une sorte de pudeur dans ces vestiges du quotidien.
Parfois, il n’y a pas de marque-pages du tout, juste des pages cornées, comme autant de jalons laissés par l’ancien propriétaire. Un pli à la page d’une citation marquante peut-être, une page un peu plus froissée que les autres, signe qu’elle a été relue plusieurs fois. Certains livres sont pleins de ces petites marques invisibles, qui racontent silencieusement l’histoire d’une lecture passée. J’aime les observer et chercher l’écho qu’à vécu cet inconnu.
Je ne les garde pas tous pour autant. Certains sont repartis dans un autre roman que j’ai déposé pour d’autres à mon tour Certains, les plus commerciaux généralement avec une jolie illustration, sont restés aussi. Chez moi, j’ai un pot en verre où je les dépose, comme un petit musée personnel des lectures passées. Je les garde non pas par besoin de collection, mais parce que chacun me rappelle un instant fugace, une rencontre entre un livre et une personne que je ne connaîtrai jamais. J’ai aussi parfois laissé les traces dans le roman, là où je les avais trouvés, ce dernier étant toujours dans ma bibliothèque.
Parfois, selon mon humeur, je choisis un de ces marque-pages au hasard pour l’accompagner de ma propre lecture. Je suis donc moins seule avec l’auteur.
Il y a quelque chose de beau dans cette idée de transmission silencieuse, dans ces petites traces laissées sans intention particulière, mais qui deviennent, pour d’autres, des fragments d’histoires.
J’aime penser que les marque-pages oubliés sont comme des âmes en papier, des petits fantômes de lecteurs passés. Ils n’ont pas de voix, mais ils racontent malgré tout une histoire.
Alors la prochaine fois que vous trouvez un livre d’occasion, prenez un instant pour le feuilleter avant même d’en lire la première ligne. Peut-être qu’un petit bout de papier vous attend quelque part, prêt à vous murmurer un souvenir d’un autre temps. Peut-être qu’il vous fera sourire, ou qu’il éveillera en vous une vague de curiosité.
Et si un jour vous laisser vous-même un marque-page derrière vous, faites-le avec soin. Qui sait ? Peut-être qu’un jour, quelqu’un tombera dessus et se sentira, juste un instant, un peu moins seul dans sa lecture.
Étant moi-même très attachée aux petits objets qui racontent des choses, j’ai beaucoup aimé te lire !
Mon anecdote marque-pages : dernièrement j’ai retrouvé dans le grenier de mes parents un livre de mon adolescence, « 3 filles et 10 kilos en trop ». Au-delà du fait que ce livre est terrible, la Maud du passé avait laissé un marque-pages riche de sens au milieu de ce livre : un morceaux d’emballage de mini-cookies au chocolat. Et en le découvrant 15 ans plus tard, j’ai trouvé que c’était un joli pied de nez fait aux diktats de la minceur ! ☺️
Quelle poésie 😍 Je suis moi aussi fascinée par ce que je peux trouver dans les livres.